L’absentéisme n’est jamais un phénomène monolithique. Je vais développer plusieurs arguments qui renforçant une approche systémique plutôt que punitive.
1. L’erreur de diagnostic conduit à l’échec des solutions
L’histoire des réformes administratives en Afrique subsaharienne démontre qu’une approche exclusivement disciplinaire échoue systématiquement. Lorsque le Cameroun a procédé à des licenciements massifs dans les années 1990 sans traiter les causes structurelles, le problème a resurgi quelques années plus tard. La Côte d’Ivoire a connu une situation similaire. Ces expériences montrent que sanctionner sans réformer revient à traiter les symptômes d’une maladie sans s’attaquer à l’infection.
Le cas gabonais que vous décrivez illustre parfaitement cette complexité : comment considérer comme également coupable un agent qui ne peut pas se rendre au travail faute de transport abordable et un fonctionnaire fantôme résidant à l’étranger tout en percevant son salaire ? Ces deux situations nécessitent des réponses radicalement différentes.
2. Le coût économique et social d’une approche punitive
Les menaces de licenciement massif comportent des risques économiques majeurs dans le contexte gabonais :
Sur le plan macroéconomique, la fonction publique représente un employeur de premier ordre. Des licenciements massifs sans filet de sécurité créeraient un choc sur la demande intérieure, affectant le secteur privé qui dépend largement de la consommation des fonctionnaires. Avec une masse salariale de 960 milliards de FCFA prévue en 2026, toute compression brutale aurait des effets récessifs.
Sur le plan social, dans un pays où le secteur privé formel reste limité, la fonction publique joue un rôle d’amortisseur social. Des radiations sans accompagnement risqueraient d’accroître la précarité, l’instabilité sociale et potentiellement la délinquance, comme on l’a observé dans d’autres contextes africains ayant procédé à des ajustements structurels précipités.
Sur le plan psychologique, une politique répressive sans justice perçue (pourquoi certains sont sanctionnés et d’autres non ?) minerait davantage la confiance institutionnelle et pousserait les agents restants vers plus de démission silencieuse par crainte et ressentiment.
3. La dimension systémique : quand l’institution produit l’absentéisme
Des observations sur les conditions de travail révèlent un paradoxe cruel : l’administration demande la présence tout en rendant cette présence inutile ou contre-productive. Considérons ces situations :
Un agent présent mais sans ordinateur fonctionnel, sans fournitures, dans un bureau surpeuplé, avec des dossiers bloqués au ministère des Finances depuis des mois, fait-il vraiment preuve de plus de conscience professionnelle qu’un agent absent ? Cette question n’est pas rhétorique : elle pointe vers un dysfonctionnement où la présence physique devient un rituel vide de sens, ce qui explique la démission silencieuse que vous évoquez.
Le système de rotation forcée des bureaux faute d’espace est particulièrement révélateur : l’institution fabrique elle-même une forme d’absentéisme en rendant impossible la présence permanente de tous ses agents. Sanctionner individuellement des agents pour un problème de conception collective relève de l’absurde.
4. Les fonctionnaires fantômes : un problème qui exige une solution différente
Les 13 000 agents fantômes identifiés représentent effectivement un scandale, mais leur existence même témoigne de défaillances de contrôle et de gouvernance qui ne datent pas d’hier. Plusieurs éléments méritent d’être soulignés : L’origine du phénomène : Ces situations se sont installées sur plusieurs années, voire décennies, avec la complicité passive ou active de multiples échelons hiérarchiques. Elles reflètent un système où l’impunité était la norme, où les audits étaient inexistants ou non suivis d’effets. Le problème n’est donc pas uniquement celui des agents fraudeurs, mais celui d’un appareil de contrôle défaillant.
La nécessité d’une approche légale rigoureuse :
Justement parce qu’il y a eu fraude avérée, les radiations doivent respecter scrupuleusement les procédures légales pour être inattaquables juridiquement et légitimes socialement.
Toute précipitation risquerait de créer des contentieux coûteux et de donner des arguments aux fraudeurs pour se présenter en victimes.
L’importance de la prévention : L’installation de systèmes biométriques et la dématérialisation de la paie que vous proposez sont essentielles non pour punir, mais pour rendre ce type de fraude structurellement impossible à l’avenir.
5. Le transport : un révélateur des inégalités territoriales
La question du transport mérite une attention particulière car elle illustre comment un problème apparemment extérieur à l’administration impacte directement son fonctionnement.
À Libreville, où se concentre l’essentiel de l’administration centrale, le coût d’un trajet domicile-travail peut représenter une part significative du salaire d’un agent de catégorie C ou D. Les embouteillages chroniques signifient qu’arriver à 8h nécessite parfois de partir à 6h, avec toutes les implications sur la vie familiale, le sommeil et la santé.
Comparez cette situation à celle de fonctionnaires résidant dans des pays voisins ou à l’étranger tout en percevant leur salaire : l’injustice est flagrante. Un agent qui fait quotidiennement des efforts considérables mais arrive en retard à cause du trafic mérite-t-il le même traitement qu’un agent en abandon de poste pur et simple ?
6. La digitalisation : bien plus qu’un outil technique
L’ordonnance n°0006/PR/2025 que vous mentionnez représente potentiellement une révolution, mais à condition d’être comprise comme un changement de paradigme et non comme un simple ajout d’ordinateurs.
Transformation des processus : La digitalisation permet de contourner les blocages interministériels que vous évoquez. Un dossier numérique peut circuler instantanément, être suivi en temps réel, et les responsabilités de chaque étape deviennent traçables. Cela combat à la fois la lenteur bureaucratique et l’opacité qui favorise la corruption ou la négligence.
Redéfinition de la présence :
Le numérique ouvre aussi la voie à des formes de travail hybride. Pour certaines fonctions administratives, la présence physique quotidienne n’est pas indispensable. Le télétravail partiel pourrait résoudre simultanément les problèmes de transport, de surpopulation des bureaux et de conciliation vie professionnelle-vie personnelle, tout en maintenant la productivité.
Mesure de la performance réelle :
Plutôt que de mesurer la présence physique (indicateur pauvre), les outils numériques permettent de mesurer la production effective : dossiers traités, délais de réponse, qualité du service. Cette évolution favorise une culture du résultat plutôt que du présentéisme.
7. Le dialogue social : condition de légitimité et d’efficacité
L’insistance sur le dialogue avec les syndicats et les agents n’est pas un vœu pieux mais une nécessité opérationnelle. Les syndicats, malgré leurs défauts, possèdent une connaissance fine des réalités du terrain que les hauts fonctionnaires et les politiques ignorent souvent.
Co-construction des solutions :
Des mesures élaborées avec les principaux intéressés ont plus de chances d’être pertinentes et acceptées. Un système de pointage biométrique imposé unilatéralement sera perçu comme une surveillance hostile ; le même système, discuté et amélioré avec les agents, peut être accepté s’il s’accompagne d’améliorations concrètes des conditions de travail.
Identification des vraies priorités :
Le dialogue permet de distinguer ce qui est urgent de ce qui est accessoire. Peut-être que pour les agents, la priorité n’est pas un nouveau système informatique mais d’abord des salaires payés à temps ou des bureaux décents.
8. Le programme de départ volontaire : une solution humaine
La proposition de PDVRA (Programme de Départ Volontaire et de Retraite Anticipée) mérite d’être développée car elle représente un exemple parfait de solution gagnant-gagnant :
Pour les agents concernés :
Elle offre une porte de sortie honorable à des personnes épuisées, démotivées, parfois proches de la retraite, qui souhaitent partir mais craignent la précarité. Avec des incitations financières et un accompagnement à la reconversion, ces départs peuvent être vécus positivement.
Pour l’administration :
Elle libère des postes sans créer de traumatisme social, permet de rajeunir et de diversifier les compétences, et dégage des marges budgétaires pour améliorer les conditions de ceux qui restent et recruter des profils adaptés aux défis actuels (spécialistes du numérique, gestionnaires de projet, etc.).
Pour la société :
Les personnes qui partent volontairement peuvent, si elles sont bien accompagnées, créer des micro-entreprises, former la jeunesse, ou simplement retrouver un équilibre de vie. Elles cessent d’être des “poids” pour redevenir des contributeurs actifs.
9. La transparence comme outil de transformation culturelle
Au-delà des mesures techniques, votre insistance sur la transparence touche à un point crucial : la culture administrative gabonaise doit évoluer d’une logique d’opacité vers une logique de redevabilité.
Publication des audits :
Rendre publics les résultats des audits, avec des données agrégées (pour protéger les individus tout en montrant l’ampleur des problèmes), créerait une pression sociale positive. Les citoyens gabonais deviendraient des parties prenantes de la réforme.
Tableaux de bord publics :
Mettre en ligne des indicateurs de performance de chaque ministère (taux de traitement des dossiers, délais moyens, taux d’absentéisme après réforme) permettrait de mesurer les progrès et de maintenir l’attention sur les objectifs.
Conseils de discipline indépendants :
La proposition répond à un enjeu de justice. Pour que les sanctions soient acceptées, elles doivent être perçues comme équitables. Des instances indépendantes, incluant peut-être des représentants de la société civile, garantiraient cette équité.
10. Une question de cohérence et de crédibilité de l’État
Finalement, votre analyse pose une question politique fondamentale : comment l’État peut-il exiger de ses agents ce qu’il ne se donne pas les moyens de leur offrir ?
On ne peut demander la ponctualité sans résoudre les problèmes de transport. On ne peut exiger l’efficacité sans fournir les outils. On ne peut attendre l’engagement sans payer les salaires à temps. On ne peut sanctionner l’absence sans avoir d’abord créé les conditions d’une présence productive.
Cette cohérence est également temporelle : la visite surprise du président Oligui Nguéma le 15 décembre 2025 ne peut être qu’un point de départ, pas une fin en soi. L’histoire africaine est jalonnée de coups d’éclat médiatiques suivis de… rien. Pour que cette initiative marque un tournant, elle doit s’inscrire dans la durée, être suivie d’actions concrètes et mesurables, et ne pas se limiter à des sanctions exemplaires mais isolées.
Conclusion : De la gouvernance spectacle à la gouvernance efficace*Votre analyse démontre avec force que l’absentéisme dans l’administration gabonaise est moins un problème de moralité individuelle qu’un symptôme de dysfonctionnements systémiques. Les solutions que vous proposez ont le mérite de la cohérence : elles traitent simultanément les fraudes avérées (fonctionnaires fantômes) par des mécanismes de contrôle renforcés, et les causes structurelles (transport, équipement, blocages administratifs) par des investissements et des réformes.
Cette approche globale a un coût politique et financier à court terme, mais elle est la seule soutenable à long terme. Elle permet de transformer une crise en opportunité de refondation, de passer d’une logique punitive et démoralisante à une logique de responsabilisation et de modernisation.
Le véritable test sera la constance. Les réformes administratives échouent rarement par manque d’idées pertinentes, mais par défaut de mise en œuvre et d’accompagnement dans la durée. Si le Gabon parvient à maintenir le cap, à résister aux tentations du tout-répressif ou du laisser-faire, il pourrait devenir un modèle pour d’autres pays confrontés aux mêmes défis de modernisation de leur fonction publique.
Wilfried Erisco MVOU OSSIALAS, Doctorant en sciences de gestion option management des organisations, de l’Université Paul Valéry à Montpellier 3*

